First Chapter - Third Edition
HARMONY
HARMONY
silkscreen print on Arches Paper, 89x60 cm
printed by Simon Thompson at the Paris Print Club, February 2022, Paris
limited edition of 50, 300 euros
for any inquiries, please email us at panartpublication@gmail.com
Ornaghi & Prestinari
Interview of the artist duo by Livia Parmantier, Italy, February 2022
Video made by Quentin Latour Dauvergne in the artists atelier
Photos Alizée Gazeau
Photos Quentin Latour Dauvergne
HARMONY
Presentation of Harmony at Musée Soulages in Rodez, France
February; 26th 2022
Photos Alizée Gazeau
Harmony, bookshop, Musée Soulages, Rodez
Photos Quentin Latour Dauvergne
Photos Quentin Latour Dauvergne
HARMONY & DIÈSE
Presentation of Harmony at Musée Soulages in Rodez, France
February; 26th 2022
Photos Alizée Gazeau
Livia Parmantier
Variations d'une correspondance à deux
Le processus de travail de chaque artiste est unique. Il est possible de se représenter l’artiste dans sa pratique individuelle, alternant les moments de création et d’interruption dans son atelier. Le mode de création d’une œuvre en duo est plus mystérieux. Quelle dynamique se met en place, comment deux sensibilités peuvent converger en une réponse unique, celle de l’œuvre ? Claudio Ornaghi et Valentina Prestinari forment un duo depuis 2009. Leur pratique artistique se développe dans le dialogue, la confrontation et dans la recherche du rapport à l’altérité. L’un et l’autre offrent le point de vue privilégié d’un premier spectateur, porteur d’entente, de frictions et de questionnements. Quand une idée prend forme, le duo la fige dans une série de croquis qu’il conserve dans un carnet et qu’il laisse décanter. Certaines idées refont surface de façon plus évidente que d’autres, l’ensemble encore abstrait s’affine dans les échanges successifs, jusqu’à ce que l’œuvre finale prenne forme. « Tout comme la vision binoculaire n’est pas celle d’un seul œil. », l’idée génératrice n’est jamais de l’un ou de l’autre, mais résulte toujours de l’assemblage de leurs points de vue réciproques. Ce parcours n’est pas exempt de tumultes : « La nécessité du terme harmonie ne se poserait pas s’il n’y avait pas aussi une contrepartie plus chaotique. », « on pense généralement que l’équilibre est stable, en réalité il est toujours en mouvement. La fixité, c’est la mort. La vie, dans sa transformation permanente, exige un effort constant. »
Cette recherche faite de réajustements successifs, s’exprime dans Corrispondenze, une série de dessins à l’encre réalisée lors d’une résidence à la Amant Foundation de Chiusure, située près de Sienne. Un dialogue sans mots, réinitialisé chaque jour, à partir des couleurs s’inspirant des fresques de Luca Signorelli pour l’abbaye de Monte Oliveto Maggiore. La recherche de convergence du duo mène à une alternance entre la transparence et l’opacité. L’entente et la compréhension, reposent également sur l’acceptation du mystère de l’autre sans chercher à le sonder. Le protocole de création de cette série semble illustrer cette oscillation.
Le premier trace un signe sur une feuille que l’autre reproduit de façon symétrique sur une seconde, qu’il fait suivre d’une réponse d’un ou plusieurs signes et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un d’eux décide de n’avoir plus rien à ajouter. Ici les mots font place à une poétique abstraite, où tout se dit sans que rien ne soit rapporté. L’identité de l’un existe de façon autonome tout en étant contenue dans le geste de l’autre. Pour l’édition Harmony de la Publication d’Art Non linéaire, Ornaghi & Prestinari présentent une variation d’un dessin inédit de cette série, issue elle-même d’un dialogue entre les artistes et Quentin Latour Dauvergne, directeur artistique de la Publication. À la façon d’une lettre, un premier dessin a été envoyé par les artistes, auquel Quentin a répondu en le réinterprétant en une variation hors échelle des éléments qui le composent. Sur chacune des cinquante éditions se développe une fluctuation de la relation entre deux signes.
La langue comme « satisfaite de sa perfection » se concentre sur la poétique d’une recherche d’équilibre. Dans le processus d’élaboration, le rapport à l’altérité s’élargit au travail collectif, d’abord dans le dialogue avec Quentin, puis avec les auteurs des textes sérigraphiés dont le contenu n’a pas été révélé. Toute idée de centre est abolie pour ne révéler que l’évolution des éléments qui composent l’œuvre fragmentée. Une forme d’écriture musicale comparable au contrappunto : l’art de combiner une mélodie donnée avec une ou plusieurs lignes mélodiques indépendantes.
HARMONY
silkscreen print on Arches Paper, 89x60 cm
printed by Simon Thompson at the Paris Print Club, February 2022, Paris
February 2022, limited edition of 50
Alizée Gazeau
Harmonie
La surface sur laquelle se projette la rencontre de deux mondes est un plan de contact. De part et d’autre de ce plan évoluent des univers autonomes. L’étendue de l’eau sépare l’aquatique du terrestre. Dans l’océan le son se propage plus rapidement que dans l’air. Nous sommes face à deux espaces séparés par deux temporalités différentes. Le travail artistique se répand comme une onde, créant des variations adaptées à son environnement selon un rythme clair et défini, intuitif. Il permet le dialogue entre des entités souveraines, cela en mettant en mouvement les mondes du dessous avec ceux du dessus de la surface. Les œuvres forment de nouveaux ensembles spatio-temporels réunis par contact et créent des suites de lignes d’horizon. Elles se répandent en archipels.
La rencontre se situe dans cet espace-temps de l’inframince fluctuant. C’est une analogie entre le plan de l’œuvre et celui du flot. Nous recueillons des fragments qui composent ensuite des ensembles hybrides. Il s’agit de trouver un équilibre dans la chimère. Ces ensembles se composent à l’aide d’outils simples et protéiformes qui peuvent avoir des répercussions presque à l’infini. Les mailles d’un filet, le mouvement d’une algue - Laminaria Digitata -, un négatif photographique, des branchies, le marbre, une selle de cheval, tout objet d’observation et de contact fondamental permet d’engager une rencontre, un entrelacement. L’océan est caressé de bancs de poissons, de continents plastiques diaphanes et parcouru de filets qui plongent dans la masse temporelle de ses profondeurs. Le travail artistique permet d’infléchir cette étendue fugitive, cela afin d’en révéler les vagues de surface.
Dans nos distinctions respectives, en nous connectant à ces écrans de modélisation de la relation, nous composons des ensembles. Depuis ces dichotomies initiales nous voulons tisser des entrelacs de rencontres. Cela en nous accordant à d’autres fréquences par l’intermédiaire d’outils qui nous permettent d’atteindre l’harmonie. Lorsque le filet frôle le papier, son empreinte reproduit des oscillations, évoque les ondulations scintillantes d’écailles argentées. Ces écailles font partie d’un système, elles sont imbriquées les unes dans les autres. De même, chaque maille est un réseau à travers lequel passe la matière, perdure le vide, se forme la relation.
Il se passe alors quelque chose de très élémentaire: plusieurs entités se mélangent, s’invitent et dialoguent afin de former une unité à la fois harmonieuse et plurielle.
1.Marcel Duchamp, “Inframince”
2.Donna Haraway, Le Magnifeste Cyborg
3.Junichirô Tanizaki, 陰翳礼讃
Alizée Gazeau, studio view, analog photo, 202
Alizée Gazeau
Harmony
The surface on which the meeting of two worlds is projected is a contact area. On either side of this surface, autonomous universes evolve. The expanse of water separates the aquatic from the terrestrial. In the ocean, sound propagates more rapidly than in the air. We are faced with two spaces separated by two different temporalities. Artistic work spreads like a wave, creating variations adapted to its environment according to a clear and defined, intuitive rhythm. It allows the dialogue between sovereign entities, putting in motion the worlds below with those above the surface. Artworks form new spatio-temporal ensembles united by contact and create suites of horizon lines. They disperse and diffuse in archipelagos.
The encounter is situated in this space-time of the fluctuating infrathin. It is an analogy between the plane of the work and that of the flow. We collect fragments which then make up hybrid ensembles. It is a question of finding a balance in the chimera. These ensembles are composed with simple and protean tools that can have almost infinite repercussions. The meshes of a net, the movement of a seaweed - Laminaria Digitata -, a photographic negative, gills, marble, a horse's saddle, any object of observation and fundamental contact allows for an encounter, an intertwining. The ocean is caressed by swarms of fish, diaphanous plastic continents and crossed by nets that plunge into the temporal mass of its depths. The artistic work allows us to inflect this fleeting expanse in order to reveal its surface waves.
In our respective distinctions, by connecting to these modelling screens of relationships, we compose ensembles. From these initial dichotomies we want to weave interlacing encounters. This is done by tuning to other frequencies through tools that allow us to achieve harmony. When the net brushes against the paper, its imprint reproduces oscillations, evoking the shimmering undulations of silver scales. These scales are part of a system, they are interwoven with each other. Similarly, each mesh is a network through which matter passes, emptiness persists, relationships are formed.
Something very elementary happens: several entities mix, invite each other and dialogue to form a unity that is both harmonious and plural.
1.Marcel Duchamp, “Infrathin”
2.Donna Haraway, A Cyborg Manifesto
3.Junichirô Tanizaki, 陰翳礼讃
Eleonora Santucci et Emanuele Coccia
Une maison pour moi, une maison d'harmonie, une maison pour les autres
Si je pense à une maison pour moi, je pense aussi à une maison pour les autres, pour les personnes que j’aime. Construire une maison, c’est toujours se demander : comment puis-je aimer le monde ? Comment puis-je aimer d’autres êtres humains au point qu’ils coïncident avec les limites de mon monde et devenir moi-même leur monde. Cette maison serait-elle un endroit où il y a de l’harmonie ? Je ne sais pas, car l’harmonie ne règne pas toujours en moi, ni dans mes relations avec les autres.
Une maison est l’évidence que toute harmonie n’est pas une pure condition psychologique. Nous avons besoin de changer la forme et la position des choses dans le monde pour produire une harmonie : une bonne composition, un bon agencement. La science et la pratique de l’harmonie est le design. Mais elle serait une maison sûrement ouverte à la découverte et au partage. Elle serait un abri, un refuge, où trouver du réconfort et de la chaleur. Mais en même temps un laboratoire, un endroit de production des pensées, d’échange. Le refuge n’est que le début de la mutation alchimique. Un cocon qui transforme les chenilles de nos pensées en papillons qui ne nous appartiennent plus. Quitter la maison signifie abandonner le cocon et devenir une pure atmosphère.
Au centre de la maison, la cuisine, et de grandes fenêtres qui donnent vers l’extérieur. Deux îlots avec au milieu une grande table longitudinale qui s’étend sur toute la longueur de la pièce. Un lieu où se poser, où travailler, où manger, où partager, où accueillir, où discuter, où se confronter, où entrer en collision, où se retrouver.
La maison n’est plus une porte de sortie du monde. Les maisons du futur sont désormais les poumons par lesquels le monde respire : il se concentre dans l’espace d’un I, produit de l’énergie et la libère ensuite dans tout ce qui l’entoure. Manger, discuter, se battre, dessiner, travailler : ce sont des formes de ce souffle par lequel le monde se détruit et se régénère. Et la maison est le nom de ces espaces de réinvention du monde.
Un endroit propice à la rencontre – avec des parfums, des odeurs, des saveurs et des personnes. Dans la continuité de la table, de grands canapés lits et un sol souple, tendre. rrr Aux murs, des cadres, des niches, des alcôves, et les souvenirs de quelques moments à ne pas oublier. Avec des feuilles pour te rappeler des promenades. Avec des coquillages pour écouter le son de la mer. Un endroit pour se cacher, pour se montrer, pour dire ses peurs. Pour ne pas avoir peur.
Le lit est la géométrie des rêves. Le lieu de tous les amours, l’architecture dans laquelle toutes les expériences – odeurs, goûts, bruits, couleurs des choses et des personnes avec lesquelles nous entremêlons nos vies – tentent de se donner une nouvelle forme. Dans cet espace, tout devient un jeu. Tout est révélé sans être détruit. Tout revit et renaît. Un endroit pour rêver, un endroit pour se transformer, un endroit pour aimer. La trinité de l’harmonie est la trinité de la maison : rêve, amour, métamorphose...
Ce serait une maison où l’on peut être nous-même, où l’on peut mener une danse entre mystère et choses connues, où l’on peut accepter le désordre du quotidien. Nous devons inventer de nouvelles maisons.
Nous devons construire de nouvelles associations de corps et d’âmes, au-delà des formes dans lesquelles nous avons vécu pendant des millénaires.
Combien d’entre nous peuvent vivre ensemble ? Combien de personnes est-il possible d’aimer simultanément ? Sommes-nous capables de supporter la révélation du mystère du nombre. Telles sont les questions que nous devons nous poser pour inventer la maison du futur. Pour construire la géométrie de l’harmonie.
N’est-ce pas finalement l’acceptation, l’amour des contrastes, qui peut diffuser l’harmonie ?
Eleonora Santucci, Les Maisons que j'habite (The Houses I live in), 2021, colored pen on Canson paper, 21x29,7 cm
Stefan Knauf
Formaggio e Harmony
Cellular agriculture aims to produce animal protein without animals being involved. It acknowledges the animal as a microbial multitude, making the animal itself redundant in the process. Milk is produced in a multispecies collaboration, not by the cow itself. Looking at cows as milk machines, a cow is a set of inefficient fermentation tanks, with a high consumption of energy and water. The production happens in various locations, the rumen, other stomachs and the udder, and is performed by microbes. Cellular agriculture isolates the DNA of those microbes, places them in transgenic yeast cultures, which produce the desired milk proteins, and thereby ultimately seperates the miracle of milk production from the cow.
To gain godlike control over this complex process is a revolution, and culminates in another multispecies collaboration, which has been intuitively discovered millenia ago: the miracle of cheese. Milk protein and fats are coagulated by rennet or acids. The curd is then separated from the liquid whey, combined with microorganisms like bacterial cultures or molds, to then be pressed and aged for different periods of time. Over a thousand types of cheeses are being produced to date, leading to an infinite amount of textures, flavors, shapes and colours, a miracle that has been understood only relatively recently.
In 1583, shortly before the discovery of microorganisms in 1665, a miller from Friuli, Italy, named Menocchio, refused to attribute the creation of the world to a deity, thus ending up as a heretic before the Roman Inquisition. He persistently repeated what seems to be the strangest element of his cosmogony – that the world sprang out of cheese, from which worm-angels were created. Thus he repeatedly made the following statement before the Inquisition court, documented by the Italian historian Carlo Ginzburg in his book Formaggio e Vermi: « I have said that, in my opinion, all was chaos, that is, earth, air, water, and fire were mixed together; and out of that bulk a mass formed – just as cheese is made out of milk – and worms appeared in it, and these were the angels. The most holy majesty decreed that these should be God and the angels. And among that number of angels there was also God, he too having been created out of that mass at the same time, and he was named lord with four captains, Lucifer, Michael, Gabriel, and Raphael. » Here, according to Ginzburg, the image doesn’t have a metaphorical symbolic, but an explicitly analogous function. The day-to-day experience of the formation (formaggio; fromage) of cheese allowed Menocchio to explain the emergence of living beings – the first, most perfect ones – from chaos, or imperfect matter, without recourse to the intervention of God. No deity was involved. Menocchio’s cosmogony was thus essentially materialistic and tended to be scientific. Without being able to have the slightest idea of the microbial multiverse in cheese, he nevertheless intuitively described this miracle of creation. Menocchio was finally condemned by the Inquisition in 1599 at the age of 67 and burned at the stake. Despite this, nearly the same vision of cheese and worms was still celebrated several centuries later, yet in a much more literal sense.
In 1907 or 1908, in an effort to get his wife Ines to eat after the birth of their first child Armando, a man named Alfredo Di Lelio added « triplo burro » to fettuccine, a type of pasta, and mixed it with Parmigiano and some starchy cooking water. The result was an emulsified, creamy cheese sauce that perfectly coated the fettuccine, creating a divine pasta dish, which later led Di Lelio to open his own restaurant in Rome, Alfredo alla Scrofa. The fame of Alfredo’s fettuccine spread first in Rome and then in other countries. Di Lelio was appointed Cavaliere dell’Ordine della Corona d’Italia. The dish was so well known that di Lelio was invited to demonstrate it both in Italy and abroad. The fame of the dish comes largely from what was termed the « spectacle reminiscent of grand opera » in its preparation at the table. According to contemporary accounts: « This act of mixing the butter and cheese through the noodles becomes quite a ceremony of extraordinary theatricality when performed by Alfredo in his tiny restaurant in Rome. As a violinist plays inspiring music, Alfredo bends over the great skein of fettuccine, fixes it intensely, his eyes half-closed, and dives into mixing it, waving the golden cutlery with grand gestures, like an orchestra conductor, with his sinister upwards-pointing twirled moustache dancing up and down, pinkies in the air, a rapt gaze, flailing elbows.
Alfredo performs the sacred ceremony with a fork and spoon of solid gold. Alfredo does not cook noodles. He does not make noodles. He achieves them. » Although still consistently ignored in Italy, or rather improvised secretly at home in a food emergency, the fame of Fettuccine Alfredo has spread globally. New versions are constantly created, but the dish has degenerated into a plate of shame, having lost its simplicity, being alienated from the original ceremony of achievement. And while worms or pasta still serve as vehicles for creation, the vision of Menocchio the miller remains: in every cheese lies the universe.
Stefan Knauf in the garden of his studio, July 2021
Alix de La Chapelle
Mécanique onirique
S’il était un point nodal dans l’articulation entre monde et intériorité, ce pourrait être le rêve. Processus neurophysiologique et concept, le songe est cet espace-temps irréductible qui, derrière une paupière fermée sur le réel, s’ouvre intérieurement pour intégrer les mouvements du monde à l’être.
La science occidentale définit ce phénomène comme une succession d’images, d’idées, d’émotions et de sensations produites de manière involontaire pendant certaines phases du sommeil. Leur source, nature, et fonctions restent cependant mystérieuses. Le temps d’un rêve dure généralement de cinq à vingt minutes, et une vie humaine moyenne comprend six années de rêve.
En tant que concept, le rêve a tour à tour été perçu et renvoyé aux deux extrémités d’un axe, dans une oscillation entre illusion trompeuse et générateur d’utopies nécessaires. rrr Il m’a souvent semblé nécessaire de réaffirmer la valeur sociale, psychologique et artistique du songe, de mettre en valeur ce territoire-refuge. Conçu comme agency, expérience permettant de forger connaissance et pouvoir, le rêve serait une pensée critique, syncrétique et poétique. Une instance de médiation ouvrant le dialogue entre intériorité et extériorité.
Si l’harmonie correspond à un rapport d’adéquation, de convenance entre divers éléments, le rêve pourrait être envisagé à la fois comme outil d’harmonisation entre le moi et le monde, comme révélateur des dissonances, et porte d’accès à un au-delà du réel. Chaque nuit, le rêve s’empare des perceptions corporelles individuelles et des interactions sociales de notre organisme avec son environnement. Il décompose et structure nos expériences à travers une manipulation élaborée de signaux émotifs et visuels que nous restituons à travers langage et concept. La mécanique onirique est précisément une intelligence (inter legere). Elle recueille et discerne. Dans une dynamique écologique, elle trie les résidus de l’inconscient. Elle digère la matière diurne, adoucit ce qui doit l’être, met en garde, renforce les acquis et les affinités essentielles, replace l’individu dans son lien aux mémoires collectives, et participe à l’individuation du sujet par la création progressive d’une mythologie personnelle. Le rêve est une philosophie intérieure non encore inscrite en concepts. Tandis que le corps gît paralysé, sa dynamique électrique fait vivre dans l’espace fini qu’est la matière cérébrale, une infinité d’expériences perçues comme porteuses d’enseignement au même titre que le réel. Involontaire par nature, le rêve doit rester une possibilité d’expression libérée de toute censure. La valeur adaptative de l’illusion fait du rêve un espace de transition essentiel dans lequel peut se rejouer notre relation à la réalité extérieure.
En temps de crise ou de dictature, ce pouvoir est inopérant. La peur de la censure et l’auto-surveillance s’insinuent jusque dans le safe space qu’est l’inconscient. Durant les confinements de 2020, de nombreuses initiatives ont repris la tradition de la collecte de rêves, pour mieux saisir l’impact de la crise sur la psyché collective. Les récits nocturnes ont été revalorisés comme une anthropologie de l’esprit, un observatoire de la manière dont nous métabolisons, nous adaptons à et sommes changés par des événements socio-politiques. En réunissant les rêves produits pendant une période donnée, on voit « surgir une image très juste de l’esprit de cette période ». La digestion qu’opère le rêve est nécessaire pour rendre le rugissement du monde intelligible, et permet « de l’intégrer dans un récit qui lui donne un sens ».
Espace de résistance à contre-courant des injonctions, le rêve est un éloge de la lenteur, du non-marchand, de la décomposition des catégories, de l’effacement des frontières entre objet et sujet. Un espace pour l’absurde, la contraction du temps, et les désirs enfantins. Plus qu’un territoire ou concept fixe, il est un seuil offrant une possibilité de projection en avant et hors du temps: « [Ce] futur antérieur qui inaugure un chemin autre. [Ce] lieu en moi où puisse s’espérer le temps. » Il est une poésie liquide refusant le statique, une métaphore vivante de la porosité entre réel et virtuel. Un lieu où le sujet peut à la fois « retourner la doublure du temps » et se coudre dans la « matière du vivant ».Il est rare que se jouent de concert la révélation des dissonances et leur acceptation.
Lorsque le réel résiste, c’est dans cette troublante étrangeté à soi-même qu’il est permis de faire l’expérience d’autres potentialités d’être-au-monde. L’onirique est un espace libre pour l’inavouable, l’acception du monstrueux en soi, du non-résolu. Le songe est cet accordeur polyphonique assemblant en moi, les voix de l’Autre, des choses et du vivant.
Dans l’harmonie paradoxale d’une définition inachevée, il indique ce vers quoi tendre. Il ne résout pas, mais ouvre une possibilité de génération d’accords à partir d’éléments dissonants. Le rêve est un vecteur, un processus d’harmonisation en continu, jamais résolu.
Alix de La Chapelle, during Bianca Lee Vasquez installation at Interface, Berlin, July 2021
Photos Alizée Gazeau
Gustave Rudman Rambali
Avion, 2020, Composition for string orchestra
Amy Hilton
As Above, So Below, 2021, vidéo
Amy Hilton
Being Here
written on Ilha Grande, Brazil in February 2019
“To know people, we have to isolate them. But after experiencing them for a long time we have to put these isolated observations back into a relationship with each other, and follow their broader gestures with a fully ripened gaze.Sitting still, alone on the shore of Ilha Grande in Brazil, I am reading from a cherished book, “Notes on the Melody of Things” by Rainer Maria Rilke.
This last sentence makes me pause and extend my own gaze out to the horizon, letting the words sink in. I contemplate that if we all share a common personal landscape, it could be that of an island, surrounded by water. We live on the solidity of our own self awareness, buffeted by constantly swirling ideas and objects infinitely more ancient than we imagine, and like the water, everything around us is in a constant state of flux. Whether it be the singing of a lamp or the voice of a storm, whether it be the breath of an evening or the groan of the ocean — whatever surrounds you, a broad melody always wakes behind you, woven out of a thousand voices, where there is room for your own solo only here and there. To know when you need to join in: that is the secret of your solitude: just as the art of true interactions with others is to let yourself fall away from high words into a single common melody. Are feelings, even our undeveloped feelings, the most secret and most profound states of our inner being, not intertwined with a landscape and a season?
Landscapes that are infinite like space and time, whose appearance gives rise, within us, to a deeper sense of oneness. If, then, we want to be initiates of life, we must keep two things in mind: First, the great melody, in which things and scents, feelings and pasts, twilights and desires, all play their parts; - Being here, I realise that it is precisely these feelings of isolation and solitude that are among the keys to gaining a sense of unrestrained creativity. Only by cultivating the basic capacity to be alone with our own experience are we able to notice those otherwise unseen but utterly transformative shifts in the heart. I gain a sense of spiritual clarity in this thought, aided by the transparency of the waters ebbing around me. Fantasies start to flow easily: I let them wash through my mind. I sense quickly that the island is a place where dreams can become visions. And second: the individual voices which augment and complete this full chorus. This is a lush, jungle island.
Behind me, over the unbroken azure sky, across the luminous sands, are dense forests of tropical trees standing vertically. The subtle nuances of different greens, enhanced by the variations of light, all of a sudden, become a monochromatic painting. Shadows, projected onto the coastline, travel through rows of palm trees, through golden air, reflect on shallow multi-coloured lagoons. I am reminded of the landscape and seascape paintings of Armando Reverón, and the way he captured that metaphysical transcendence through light. There is a similar light here - that takes us beyond the subject matter when observing a painting, and compels us to dream. Unconsciousness surrounds consciousness; unknown surrounds what is known, in a state of perpetual harmony. In this sense, I am struck by a feeling of serene unity. A rainbow slowly appears in the sky, providing me with an incredible sensation of extraordinary self - accomplishment, an uninterrupted, absolute calm and silence.
Until I start to hear the beat of a distant rhythm, as the rainbow fades away, and the musicality of this island pervades through me. And to lay the foundation for a work of art—that is, an image of deeper life, of our more than daily, always possible experience—we have to put both voices, the voice of this hour and the voice of a group of people within that hour, into a proper relationship and reconcile them.”
Philippe Rahm
Climatisation (Météorologie des sentiments, Les Petits Matins, Paris, 2020)
Il faisait froid pourtant ce matin. C’est l’automne en Suisse depuis plusieurs semaines. Les arbres perdent leurs feuilles vidées de chlorophylle. On a commencé par remettre une veste, puis un pull sous la veste, puis la pluie est venue plusieurs jours de suite. On ne va plus retirer ce pull jusqu’au printemps prochain, seulement rajouter des couches et changer de matière, passer du coton à la laine polaire, du nylon au Gore-Tex.
Je suis revenu en Suisse début septembre. J’ai réemménagé dans mon studio de Lausanne, après six mois passés à Rome durant lesquels chaque jour avait été beau et chaud. J’y étais tombé amoureux d’Irene.
Rome avait commencé comme un printemps plus précoce, plus brillant, plus lumineux que celui de la Suisse, que j’avais quittée encore noyée dans l’humidité atmosphérique qui bloquait les rayons du soleil au-dessus des nuages, laissant la froideur de l’hiver se prolonger au sol bien au-delà du 21 mars. Cet après-midi d’octobre, je prends l’avion à Genève sous la pluie, dans le froid. L’avion monte dans le ciel, traverse les nuages dans les turbulences pour jaillir dans un immense ciel bleu traversé par la lumière éblouissante du soleil, à la même altitude que moi, au sud-ouest de l’avion sur lequel donne mon hublot. Je suis pour la première fois surpris par ce passage au-dessus des nuages, qui abandonne les climats locaux à leur pesanteur, emportant vers le soleil et le ciel une poche d’air printanier climatisé à 21 °C. J’atterris deux heures plus tard dans l’obscurité de la nuit naissante. Je prends le train puis un taxi directement pour Trastevere, où je vais retrouver Irene. Elle m’attend au croisement de la route et de la rue piétonne qui file directement vers l’église de Trastevere. Le taxi s’arrête. Elle se tient là, entourée de monde, plus belle que jamais dans la lumière orangée des nuits romaines. Elle porte un T-shirt de coton noir moulant ses épaules et sa poitrine, une jupe courte de coton noir également, aucune veste, ni de pull, ni laine, ni Gore-Tex. Je sors du taxi dans une belle nuit d’été à la température chaude et confortable, et je comprends que l’air du taxi, plus froid et assez similaire à celui de mon avion, est climatisé à quelques degrés en dessous de la température qui m’enveloppe maintenant. Je prends Irene par la main et ce contact furtif de sa peau contre l’extrémité de quelques-uns de mes doigts électrise les nerfs de ma main, de mon bras, de mon corps. Elle relève le visage, le tend vers la nuit, ferme les yeux. Je l’embrasse.
Nous nous éloignons des voitures main dans la main. Il fait bon. Tout le monde est en T-shirt ou en chemise légère et se promène exactement comme il y a un mois plus tôt, joyeux, entre les magasins ouverts, les terrasses de restaurants pleines de monde et les marchands ambulants de ballons remplis de farine, de CD piratés et de jouets électriques et lumineux.
Rien n’a changé ici. C’est toujours l’été et j’embrasse Irene exactement comme il y a un mois, comme si mon glissement de latitude entre la Suisse et l’Italie, de 5 °, avait été en réalité un plissement du temps, un retour immédiat dans la torpeur de l’été, comme si ce premier mois d’automne humide et froid n’avait été qu’un mauvais rêve de quelques heures dans un sommeil romain d’où l’on se réveille en plein été, amoureux pour la vie.
Philippe Rahm, Portrait of Irene d'agostina (Italian way of cooling)
Peggy Schoenegge
Obsession Transmediation of Music - Hannah Bohnen and Philipp Bohnen
The violin is heard in all its virtuosity in the four movements of the second solo sonata Obsession by the Belgian composer Eugène Ysaÿe. The pieces are known for the masterful expressionistic violin sound and high technical demands. Played by violinist Philipp Bohnen of the Berliner Philharmoniker, the notes resound sometimes powerfully and erratically, sometimes playfully and delicately.
As an acoustic experience, however, the melodies remain abstract. They are neither visible nor tangible. Visual artist Hannah Bohnen transforms the violin playing and makes it visually experienceable. Using motion tracking, she translates the music-making bow hand into patterns of movement. The action as the origin of the sound becomes the central object of her eponymous work Obsession. Four sweeping lines emerge that permeate the space and reflect the rhythm of the individual movements. Using a wood shaper, the artist inscribes the contours in large-format wooden panels, finishing them with a black, highly glossy varnish.
During this process, structures and interruptions form, seemingly setting the surface in motion and emphasizing the dynamics of the lines. The ephemeral moment of play is extracted from its fleetingness and captured. In the process of transmediation, it materializes into lines of movement and acquires a physicality. Via the reflection of the varnish, the mirror image of the space appears on the panels.
Their surface texture changes and with every movement of the viewer the mirrored environment deforms anew. The panels visualize the violin playing and place it in relation to its surroundings. This results in an immediate interaction between space and time. The faded music is confronted with the present reflection and creates an anachronistic moment. Temporality calls itself into consciousness on the surface of the panels and can be experienced there.
First Chapter - Third Edition
HARMONY
HARMONY
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Photos Alizée Gazeau
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Harmony, bookshop, Musée Soulages, Rodez
Photos Quentin Latour Dauvergne
Photos Quentin Latour Dauvergne
HARMONY & DIÈSE
Presentation of Harmony at Musée Soulages in Rodez, France
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Livia Parmantier
Variations d'une correspondance à deux
Le processus de travail de chaque artiste est unique. Il est possible de se représenter l’artiste dans sa pratique individuelle, alternant les moments de création et d’interruption dans son atelier. Le mode de création d’une œuvre en duo est plus mystérieux. Quelle dynamique se met en place, comment deux sensibilités peuvent converger en une réponse unique, celle de l’œuvre ? Claudio Ornaghi et Valentina Prestinari forment un duo depuis 2009. Leur pratique artistique se développe dans le dialogue, la confrontation et dans la recherche du rapport à l’altérité. L’un et l’autre offrent le point de vue privilégié d’un premier spectateur, porteur d’entente, de frictions et de questionnements. Quand une idée prend forme, le duo la fige dans une série de croquis qu’il conserve dans un carnet et qu’il laisse décanter. Certaines idées refont surface de façon plus évidente que d’autres, l’ensemble encore abstrait s’affine dans les échanges successifs, jusqu’à ce que l’œuvre finale prenne forme. « Tout comme la vision binoculaire n’est pas celle d’un seul œil. », l’idée génératrice n’est jamais de l’un ou de l’autre, mais résulte toujours de l’assemblage de leurs points de vue réciproques. Ce parcours n’est pas exempt de tumultes : « La nécessité du terme harmonie ne se poserait pas s’il n’y avait pas aussi une contrepartie plus chaotique. », « on pense généralement que l’équilibre est stable, en réalité il est toujours en mouvement. La fixité, c’est la mort. La vie, dans sa transformation permanente, exige un effort constant. »
Cette recherche faite de réajustements successifs, s’exprime dans Corrispondenze, une série de dessins à l’encre réalisée lors d’une résidence à la Amant Foundation de Chiusure, située près de Sienne. Un dialogue sans mots, réinitialisé chaque jour, à partir des couleurs s’inspirant des fresques de Luca Signorelli pour l’abbaye de Monte Oliveto Maggiore. La recherche de convergence du duo mène à une alternance entre la transparence et l’opacité. L’entente et la compréhension, reposent également sur l’acceptation du mystère de l’autre sans chercher à le sonder. Le protocole de création de cette série semble illustrer cette oscillation.
Le premier trace un signe sur une feuille que l’autre reproduit de façon symétrique sur une seconde, qu’il fait suivre d’une réponse d’un ou plusieurs signes et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un d’eux décide de n’avoir plus rien à ajouter. Ici les mots font place à une poétique abstraite, où tout se dit sans que rien ne soit rapporté. L’identité de l’un existe de façon autonome tout en étant contenue dans le geste de l’autre. Pour l’édition Harmony de la Publication d’Art Non linéaire, Ornaghi & Prestinari présentent une variation d’un dessin inédit de cette série, issue elle-même d’un dialogue entre les artistes et Quentin Latour Dauvergne, directeur artistique de la Publication. À la façon d’une lettre, un premier dessin a été envoyé par les artistes, auquel Quentin a répondu en le réinterprétant en une variation hors échelle des éléments qui le composent. Sur chacune des cinquante éditions se développe une fluctuation de la relation entre deux signes.
La langue comme « satisfaite de sa perfection » se concentre sur la poétique d’une recherche d’équilibre. Dans le processus d’élaboration, le rapport à l’altérité s’élargit au travail collectif, d’abord dans le dialogue avec Quentin, puis avec les auteurs des textes sérigraphiés dont le contenu n’a pas été révélé. Toute idée de centre est abolie pour ne révéler que l’évolution des éléments qui composent l’œuvre fragmentée. Une forme d’écriture musicale comparable au contrappunto : l’art de combiner une mélodie donnée avec une ou plusieurs lignes mélodiques indépendantes.
HARMONY
silkscreen print on Arches Paper, 89x60 cm
printed by Simon Thompson at the Paris Print Club, February 2022, Paris
February 2022, limited edition of 50
Alizée Gazeau
Harmonie
La surface sur laquelle se projette la rencontre de deux mondes est un plan de contact. De part et d’autre de ce plan évoluent des univers autonomes. L’étendue de l’eau sépare l’aquatique du terrestre. Dans l’océan le son se propage plus rapidement que dans l’air. Nous sommes face à deux espaces séparés par deux temporalités différentes. Le travail artistique se répand comme une onde, créant des variations adaptées à son environnement selon un rythme clair et défini, intuitif. Il permet le dialogue entre des entités souveraines, cela en mettant en mouvement les mondes du dessous avec ceux du dessus de la surface. Les œuvres forment de nouveaux ensembles spatio-temporels réunis par contact et créent des suites de lignes d’horizon. Elles se répandent en archipels.
La rencontre se situe dans cet espace-temps de l’inframince fluctuant. C’est une analogie entre le plan de l’œuvre et celui du flot. Nous recueillons des fragments qui composent ensuite des ensembles hybrides. Il s’agit de trouver un équilibre dans la chimère. Ces ensembles se composent à l’aide d’outils simples et protéiformes qui peuvent avoir des répercussions presque à l’infini. Les mailles d’un filet, le mouvement d’une algue - Laminaria Digitata -, un négatif photographique, des branchies, le marbre, une selle de cheval, tout objet d’observation et de contact fondamental permet d’engager une rencontre, un entrelacement. L’océan est caressé de bancs de poissons, de continents plastiques diaphanes et parcouru de filets qui plongent dans la masse temporelle de ses profondeurs. Le travail artistique permet d’infléchir cette étendue fugitive, cela afin d’en révéler les vagues de surface.
Dans nos distinctions respectives, en nous connectant à ces écrans de modélisation de la relation, nous composons des ensembles. Depuis ces dichotomies initiales nous voulons tisser des entrelacs de rencontres. Cela en nous accordant à d’autres fréquences par l’intermédiaire d’outils qui nous permettent d’atteindre l’harmonie. Lorsque le filet frôle le papier, son empreinte reproduit des oscillations, évoque les ondulations scintillantes d’écailles argentées. Ces écailles font partie d’un système, elles sont imbriquées les unes dans les autres. De même, chaque maille est un réseau à travers lequel passe la matière, perdure le vide, se forme la relation.
Il se passe alors quelque chose de très élémentaire: plusieurs entités se mélangent, s’invitent et dialoguent afin de former une unité à la fois harmonieuse et plurielle.
1.Marcel Duchamp, “Inframince”
2.Donna Haraway, Le Magnifeste Cyborg
3.Junichirô Tanizaki, 陰翳礼讃
Alizée Gazeau, studio view, analog photo, 202
Alizée Gazeau
Harmony
The surface on which the meeting of two worlds is projected is a contact area. On either side of this surface, autonomous universes evolve. The expanse of water separates the aquatic from the terrestrial. In the ocean, sound propagates more rapidly than in the air. We are faced with two spaces separated by two different temporalities. Artistic work spreads like a wave, creating variations adapted to its environment according to a clear and defined, intuitive rhythm. It allows the dialogue between sovereign entities, putting in motion the worlds below with those above the surface. Artworks form new spatio-temporal ensembles united by contact and create suites of horizon lines. They disperse and diffuse in archipelagos.
The encounter is situated in this space-time of the fluctuating infrathin. It is an analogy between the plane of the work and that of the flow. We collect fragments which then make up hybrid ensembles. It is a question of finding a balance in the chimera. These ensembles are composed with simple and protean tools that can have almost infinite repercussions. The meshes of a net, the movement of a seaweed - Laminaria Digitata -, a photographic negative, gills, marble, a horse's saddle, any object of observation and fundamental contact allows for an encounter, an intertwining. The ocean is caressed by swarms of fish, diaphanous plastic continents and crossed by nets that plunge into the temporal mass of its depths. The artistic work allows us to inflect this fleeting expanse in order to reveal its surface waves.
In our respective distinctions, by connecting to these modelling screens of relationships, we compose ensembles. From these initial dichotomies we want to weave interlacing encounters. This is done by tuning to other frequencies through tools that allow us to achieve harmony. When the net brushes against the paper, its imprint reproduces oscillations, evoking the shimmering undulations of silver scales. These scales are part of a system, they are interwoven with each other. Similarly, each mesh is a network through which matter passes, emptiness persists, relationships are formed.
Something very elementary happens: several entities mix, invite each other and dialogue to form a unity that is both harmonious and plural.
1.Marcel Duchamp, “Infrathin”
2.Donna Haraway, A Cyborg Manifesto
3.Junichirô Tanizaki, 陰翳礼讃
Eleonora Santucci et Emanuele Coccia
Une maison pour moi, une maison d'harmonie, une maison pour les autres
Si je pense à une maison pour moi, je pense aussi à une maison pour les autres, pour les personnes que j’aime. Construire une maison, c’est toujours se demander : comment puis-je aimer le monde ? Comment puis-je aimer d’autres êtres humains au point qu’ils coïncident avec les limites de mon monde et devenir moi-même leur monde. Cette maison serait-elle un endroit où il y a de l’harmonie ? Je ne sais pas, car l’harmonie ne règne pas toujours en moi, ni dans mes relations avec les autres.
Une maison est l’évidence que toute harmonie n’est pas une pure condition psychologique. Nous avons besoin de changer la forme et la position des choses dans le monde pour produire une harmonie : une bonne composition, un bon agencement. La science et la pratique de l’harmonie est le design. Mais elle serait une maison sûrement ouverte à la découverte et au partage. Elle serait un abri, un refuge, où trouver du réconfort et de la chaleur. Mais en même temps un laboratoire, un endroit de production des pensées, d’échange. Le refuge n’est que le début de la mutation alchimique. Un cocon qui transforme les chenilles de nos pensées en papillons qui ne nous appartiennent plus. Quitter la maison signifie abandonner le cocon et devenir une pure atmosphère.
Au centre de la maison, la cuisine, et de grandes fenêtres qui donnent vers l’extérieur. Deux îlots avec au milieu une grande table longitudinale qui s’étend sur toute la longueur de la pièce. Un lieu où se poser, où travailler, où manger, où partager, où accueillir, où discuter, où se confronter, où entrer en collision, où se retrouver.
La maison n’est plus une porte de sortie du monde. Les maisons du futur sont désormais les poumons par lesquels le monde respire : il se concentre dans l’espace d’un I, produit de l’énergie et la libère ensuite dans tout ce qui l’entoure. Manger, discuter, se battre, dessiner, travailler : ce sont des formes de ce souffle par lequel le monde se détruit et se régénère. Et la maison est le nom de ces espaces de réinvention du monde.
Un endroit propice à la rencontre – avec des parfums, des odeurs, des saveurs et des personnes. Dans la continuité de la table, de grands canapés lits et un sol souple, tendre. rrr Aux murs, des cadres, des niches, des alcôves, et les souvenirs de quelques moments à ne pas oublier. Avec des feuilles pour te rappeler des promenades. Avec des coquillages pour écouter le son de la mer. Un endroit pour se cacher, pour se montrer, pour dire ses peurs. Pour ne pas avoir peur.
Le lit est la géométrie des rêves. Le lieu de tous les amours, l’architecture dans laquelle toutes les expériences – odeurs, goûts, bruits, couleurs des choses et des personnes avec lesquelles nous entremêlons nos vies – tentent de se donner une nouvelle forme. Dans cet espace, tout devient un jeu. Tout est révélé sans être détruit. Tout revit et renaît. Un endroit pour rêver, un endroit pour se transformer, un endroit pour aimer. La trinité de l’harmonie est la trinité de la maison : rêve, amour, métamorphose...
Ce serait une maison où l’on peut être nous-même, où l’on peut mener une danse entre mystère et choses connues, où l’on peut accepter le désordre du quotidien. Nous devons inventer de nouvelles maisons.
Nous devons construire de nouvelles associations de corps et d’âmes, au-delà des formes dans lesquelles nous avons vécu pendant des millénaires.
Combien d’entre nous peuvent vivre ensemble ? Combien de personnes est-il possible d’aimer simultanément ? Sommes-nous capables de supporter la révélation du mystère du nombre. Telles sont les questions que nous devons nous poser pour inventer la maison du futur. Pour construire la géométrie de l’harmonie.
N’est-ce pas finalement l’acceptation, l’amour des contrastes, qui peut diffuser l’harmonie ?
Eleonora Santucci, Les Maisons que j'habite (The Houses I live in), 2021, colored pen on Canson paper, 21x29,7 cm
Stefan Knauf
Formaggio e Harmony
Cellular agriculture aims to produce animal protein without animals being involved. It acknowledges the animal as a microbial multitude, making the animal itself redundant in the process. Milk is produced in a multispecies collaboration, not by the cow itself. Looking at cows as milk machines, a cow is a set of inefficient fermentation tanks, with a high consumption of energy and water. The production happens in various locations, the rumen, other stomachs and the udder, and is performed by microbes. Cellular agriculture isolates the DNA of those microbes, places them in transgenic yeast cultures, which produce the desired milk proteins, and thereby ultimately seperates the miracle of milk production from the cow.
To gain godlike control over this complex process is a revolution, and culminates in another multispecies collaboration, which has been intuitively discovered millenia ago: the miracle of cheese. Milk protein and fats are coagulated by rennet or acids. The curd is then separated from the liquid whey, combined with microorganisms like bacterial cultures or molds, to then be pressed and aged for different periods of time. Over a thousand types of cheeses are being produced to date, leading to an infinite amount of textures, flavors, shapes and colours, a miracle that has been understood only relatively recently.
In 1583, shortly before the discovery of microorganisms in 1665, a miller from Friuli, Italy, named Menocchio, refused to attribute the creation of the world to a deity, thus ending up as a heretic before the Roman Inquisition. He persistently repeated what seems to be the strangest element of his cosmogony – that the world sprang out of cheese, from which worm-angels were created. Thus he repeatedly made the following statement before the Inquisition court, documented by the Italian historian Carlo Ginzburg in his book Formaggio e Vermi: « I have said that, in my opinion, all was chaos, that is, earth, air, water, and fire were mixed together; and out of that bulk a mass formed – just as cheese is made out of milk – and worms appeared in it, and these were the angels. The most holy majesty decreed that these should be God and the angels. And among that number of angels there was also God, he too having been created out of that mass at the same time, and he was named lord with four captains, Lucifer, Michael, Gabriel, and Raphael. » Here, according to Ginzburg, the image doesn’t have a metaphorical symbolic, but an explicitly analogous function. The day-to-day experience of the formation (formaggio; fromage) of cheese allowed Menocchio to explain the emergence of living beings – the first, most perfect ones – from chaos, or imperfect matter, without recourse to the intervention of God. No deity was involved. Menocchio’s cosmogony was thus essentially materialistic and tended to be scientific. Without being able to have the slightest idea of the microbial multiverse in cheese, he nevertheless intuitively described this miracle of creation. Menocchio was finally condemned by the Inquisition in 1599 at the age of 67 and burned at the stake. Despite this, nearly the same vision of cheese and worms was still celebrated several centuries later, yet in a much more literal sense.
In 1907 or 1908, in an effort to get his wife Ines to eat after the birth of their first child Armando, a man named Alfredo Di Lelio added « triplo burro » to fettuccine, a type of pasta, and mixed it with Parmigiano and some starchy cooking water. The result was an emulsified, creamy cheese sauce that perfectly coated the fettuccine, creating a divine pasta dish, which later led Di Lelio to open his own restaurant in Rome, Alfredo alla Scrofa. The fame of Alfredo’s fettuccine spread first in Rome and then in other countries. Di Lelio was appointed Cavaliere dell’Ordine della Corona d’Italia. The dish was so well known that di Lelio was invited to demonstrate it both in Italy and abroad. The fame of the dish comes largely from what was termed the « spectacle reminiscent of grand opera » in its preparation at the table. According to contemporary accounts: « This act of mixing the butter and cheese through the noodles becomes quite a ceremony of extraordinary theatricality when performed by Alfredo in his tiny restaurant in Rome. As a violinist plays inspiring music, Alfredo bends over the great skein of fettuccine, fixes it intensely, his eyes half-closed, and dives into mixing it, waving the golden cutlery with grand gestures, like an orchestra conductor, with his sinister upwards-pointing twirled moustache dancing up and down, pinkies in the air, a rapt gaze, flailing elbows.
Alfredo performs the sacred ceremony with a fork and spoon of solid gold. Alfredo does not cook noodles. He does not make noodles. He achieves them. » Although still consistently ignored in Italy, or rather improvised secretly at home in a food emergency, the fame of Fettuccine Alfredo has spread globally. New versions are constantly created, but the dish has degenerated into a plate of shame, having lost its simplicity, being alienated from the original ceremony of achievement. And while worms or pasta still serve as vehicles for creation, the vision of Menocchio the miller remains: in every cheese lies the universe.
Stefan Knauf in the garden of his studio, July 2021
Alix de La Chapelle
Mécanique onirique
S’il était un point nodal dans l’articulation entre monde et intériorité, ce pourrait être le rêve. Processus neurophysiologique et concept, le songe est cet espace-temps irréductible qui, derrière une paupière fermée sur le réel, s’ouvre intérieurement pour intégrer les mouvements du monde à l’être.
La science occidentale définit ce phénomène comme une succession d’images, d’idées, d’émotions et de sensations produites de manière involontaire pendant certaines phases du sommeil. Leur source, nature, et fonctions restent cependant mystérieuses. Le temps d’un rêve dure généralement de cinq à vingt minutes, et une vie humaine moyenne comprend six années de rêve.
En tant que concept, le rêve a tour à tour été perçu et renvoyé aux deux extrémités d’un axe, dans une oscillation entre illusion trompeuse et générateur d’utopies nécessaires. rrr Il m’a souvent semblé nécessaire de réaffirmer la valeur sociale, psychologique et artistique du songe, de mettre en valeur ce territoire-refuge. Conçu comme agency, expérience permettant de forger connaissance et pouvoir, le rêve serait une pensée critique, syncrétique et poétique. Une instance de médiation ouvrant le dialogue entre intériorité et extériorité.
Si l’harmonie correspond à un rapport d’adéquation, de convenance entre divers éléments, le rêve pourrait être envisagé à la fois comme outil d’harmonisation entre le moi et le monde, comme révélateur des dissonances, et porte d’accès à un au-delà du réel. Chaque nuit, le rêve s’empare des perceptions corporelles individuelles et des interactions sociales de notre organisme avec son environnement. Il décompose et structure nos expériences à travers une manipulation élaborée de signaux émotifs et visuels que nous restituons à travers langage et concept. La mécanique onirique est précisément une intelligence (inter legere). Elle recueille et discerne. Dans une dynamique écologique, elle trie les résidus de l’inconscient. Elle digère la matière diurne, adoucit ce qui doit l’être, met en garde, renforce les acquis et les affinités essentielles, replace l’individu dans son lien aux mémoires collectives, et participe à l’individuation du sujet par la création progressive d’une mythologie personnelle. Le rêve est une philosophie intérieure non encore inscrite en concepts. Tandis que le corps gît paralysé, sa dynamique électrique fait vivre dans l’espace fini qu’est la matière cérébrale, une infinité d’expériences perçues comme porteuses d’enseignement au même titre que le réel. Involontaire par nature, le rêve doit rester une possibilité d’expression libérée de toute censure. La valeur adaptative de l’illusion fait du rêve un espace de transition essentiel dans lequel peut se rejouer notre relation à la réalité extérieure.
En temps de crise ou de dictature, ce pouvoir est inopérant. La peur de la censure et l’auto-surveillance s’insinuent jusque dans le safe space qu’est l’inconscient. Durant les confinements de 2020, de nombreuses initiatives ont repris la tradition de la collecte de rêves, pour mieux saisir l’impact de la crise sur la psyché collective. Les récits nocturnes ont été revalorisés comme une anthropologie de l’esprit, un observatoire de la manière dont nous métabolisons, nous adaptons à et sommes changés par des événements socio-politiques. En réunissant les rêves produits pendant une période donnée, on voit « surgir une image très juste de l’esprit de cette période ». La digestion qu’opère le rêve est nécessaire pour rendre le rugissement du monde intelligible, et permet « de l’intégrer dans un récit qui lui donne un sens ».
Espace de résistance à contre-courant des injonctions, le rêve est un éloge de la lenteur, du non-marchand, de la décomposition des catégories, de l’effacement des frontières entre objet et sujet. Un espace pour l’absurde, la contraction du temps, et les désirs enfantins. Plus qu’un territoire ou concept fixe, il est un seuil offrant une possibilité de projection en avant et hors du temps: « [Ce] futur antérieur qui inaugure un chemin autre. [Ce] lieu en moi où puisse s’espérer le temps. » Il est une poésie liquide refusant le statique, une métaphore vivante de la porosité entre réel et virtuel. Un lieu où le sujet peut à la fois « retourner la doublure du temps » et se coudre dans la « matière du vivant ».Il est rare que se jouent de concert la révélation des dissonances et leur acceptation.
Lorsque le réel résiste, c’est dans cette troublante étrangeté à soi-même qu’il est permis de faire l’expérience d’autres potentialités d’être-au-monde. L’onirique est un espace libre pour l’inavouable, l’acception du monstrueux en soi, du non-résolu. Le songe est cet accordeur polyphonique assemblant en moi, les voix de l’Autre, des choses et du vivant.
Dans l’harmonie paradoxale d’une définition inachevée, il indique ce vers quoi tendre. Il ne résout pas, mais ouvre une possibilité de génération d’accords à partir d’éléments dissonants. Le rêve est un vecteur, un processus d’harmonisation en continu, jamais résolu.
Alix de La Chapelle, during Bianca Lee Vasquez installation at Interface, Berlin, July 2021
Photos Alizée Gazeau
Gustave Rudman Rambali
Avion, 2020, Composition for string orchestra
Amy Hilton
As Above, So Below, 2021, vidéo
Amy Hilton
Being Here
written on Ilha Grande, Brazil in February 2019
“To know people, we have to isolate them. But after experiencing them for a long time we have to put these isolated observations back into a relationship with each other, and follow their broader gestures with a fully ripened gaze.Sitting still, alone on the shore of Ilha Grande in Brazil, I am reading from a cherished book, “Notes on the Melody of Things” by Rainer Maria Rilke.
This last sentence makes me pause and extend my own gaze out to the horizon, letting the words sink in. I contemplate that if we all share a common personal landscape, it could be that of an island, surrounded by water. We live on the solidity of our own self awareness, buffeted by constantly swirling ideas and objects infinitely more ancient than we imagine, and like the water, everything around us is in a constant state of flux. Whether it be the singing of a lamp or the voice of a storm, whether it be the breath of an evening or the groan of the ocean — whatever surrounds you, a broad melody always wakes behind you, woven out of a thousand voices, where there is room for your own solo only here and there. To know when you need to join in: that is the secret of your solitude: just as the art of true interactions with others is to let yourself fall away from high words into a single common melody. Are feelings, even our undeveloped feelings, the most secret and most profound states of our inner being, not intertwined with a landscape and a season?
Landscapes that are infinite like space and time, whose appearance gives rise, within us, to a deeper sense of oneness. If, then, we want to be initiates of life, we must keep two things in mind: First, the great melody, in which things and scents, feelings and pasts, twilights and desires, all play their parts; - Being here, I realise that it is precisely these feelings of isolation and solitude that are among the keys to gaining a sense of unrestrained creativity. Only by cultivating the basic capacity to be alone with our own experience are we able to notice those otherwise unseen but utterly transformative shifts in the heart. I gain a sense of spiritual clarity in this thought, aided by the transparency of the waters ebbing around me. Fantasies start to flow easily: I let them wash through my mind. I sense quickly that the island is a place where dreams can become visions. And second: the individual voices which augment and complete this full chorus. This is a lush, jungle island.
Behind me, over the unbroken azure sky, across the luminous sands, are dense forests of tropical trees standing vertically. The subtle nuances of different greens, enhanced by the variations of light, all of a sudden, become a monochromatic painting. Shadows, projected onto the coastline, travel through rows of palm trees, through golden air, reflect on shallow multi-coloured lagoons. I am reminded of the landscape and seascape paintings of Armando Reverón, and the way he captured that metaphysical transcendence through light. There is a similar light here - that takes us beyond the subject matter when observing a painting, and compels us to dream. Unconsciousness surrounds consciousness; unknown surrounds what is known, in a state of perpetual harmony. In this sense, I am struck by a feeling of serene unity. A rainbow slowly appears in the sky, providing me with an incredible sensation of extraordinary self - accomplishment, an uninterrupted, absolute calm and silence.
Until I start to hear the beat of a distant rhythm, as the rainbow fades away, and the musicality of this island pervades through me. And to lay the foundation for a work of art—that is, an image of deeper life, of our more than daily, always possible experience—we have to put both voices, the voice of this hour and the voice of a group of people within that hour, into a proper relationship and reconcile them.”
Philippe Rahm
Climatisation (Météorologie des sentiments, Les Petits Matins, Paris, 2020)
Il faisait froid pourtant ce matin. C’est l’automne en Suisse depuis plusieurs semaines. Les arbres perdent leurs feuilles vidées de chlorophylle. On a commencé par remettre une veste, puis un pull sous la veste, puis la pluie est venue plusieurs jours de suite. On ne va plus retirer ce pull jusqu’au printemps prochain, seulement rajouter des couches et changer de matière, passer du coton à la laine polaire, du nylon au Gore-Tex.
Je suis revenu en Suisse début septembre. J’ai réemménagé dans mon studio de Lausanne, après six mois passés à Rome durant lesquels chaque jour avait été beau et chaud. J’y étais tombé amoureux d’Irene.
Rome avait commencé comme un printemps plus précoce, plus brillant, plus lumineux que celui de la Suisse, que j’avais quittée encore noyée dans l’humidité atmosphérique qui bloquait les rayons du soleil au-dessus des nuages, laissant la froideur de l’hiver se prolonger au sol bien au-delà du 21 mars. Cet après-midi d’octobre, je prends l’avion à Genève sous la pluie, dans le froid. L’avion monte dans le ciel, traverse les nuages dans les turbulences pour jaillir dans un immense ciel bleu traversé par la lumière éblouissante du soleil, à la même altitude que moi, au sud-ouest de l’avion sur lequel donne mon hublot. Je suis pour la première fois surpris par ce passage au-dessus des nuages, qui abandonne les climats locaux à leur pesanteur, emportant vers le soleil et le ciel une poche d’air printanier climatisé à 21 °C. J’atterris deux heures plus tard dans l’obscurité de la nuit naissante. Je prends le train puis un taxi directement pour Trastevere, où je vais retrouver Irene. Elle m’attend au croisement de la route et de la rue piétonne qui file directement vers l’église de Trastevere. Le taxi s’arrête. Elle se tient là, entourée de monde, plus belle que jamais dans la lumière orangée des nuits romaines. Elle porte un T-shirt de coton noir moulant ses épaules et sa poitrine, une jupe courte de coton noir également, aucune veste, ni de pull, ni laine, ni Gore-Tex. Je sors du taxi dans une belle nuit d’été à la température chaude et confortable, et je comprends que l’air du taxi, plus froid et assez similaire à celui de mon avion, est climatisé à quelques degrés en dessous de la température qui m’enveloppe maintenant. Je prends Irene par la main et ce contact furtif de sa peau contre l’extrémité de quelques-uns de mes doigts électrise les nerfs de ma main, de mon bras, de mon corps. Elle relève le visage, le tend vers la nuit, ferme les yeux. Je l’embrasse.
Nous nous éloignons des voitures main dans la main. Il fait bon. Tout le monde est en T-shirt ou en chemise légère et se promène exactement comme il y a un mois plus tôt, joyeux, entre les magasins ouverts, les terrasses de restaurants pleines de monde et les marchands ambulants de ballons remplis de farine, de CD piratés et de jouets électriques et lumineux.
Rien n’a changé ici. C’est toujours l’été et j’embrasse Irene exactement comme il y a un mois, comme si mon glissement de latitude entre la Suisse et l’Italie, de 5 °, avait été en réalité un plissement du temps, un retour immédiat dans la torpeur de l’été, comme si ce premier mois d’automne humide et froid n’avait été qu’un mauvais rêve de quelques heures dans un sommeil romain d’où l’on se réveille en plein été, amoureux pour la vie.
Philippe Rahm, Portrait of Irene d'agostina (Italian way of cooling)
Peggy Schoenegge
Obsession Transmediation of Music - Hannah Bohnen and Philipp Bohnen
The violin is heard in all its virtuosity in the four movements of the second solo sonata Obsession by the Belgian composer Eugène Ysaÿe. The pieces are known for the masterful expressionistic violin sound and high technical demands. Played by violinist Philipp Bohnen of the Berliner Philharmoniker, the notes resound sometimes powerfully and erratically, sometimes playfully and delicately.
As an acoustic experience, however, the melodies remain abstract. They are neither visible nor tangible. Visual artist Hannah Bohnen transforms the violin playing and makes it visually experienceable. Using motion tracking, she translates the music-making bow hand into patterns of movement. The action as the origin of the sound becomes the central object of her eponymous work Obsession. Four sweeping lines emerge that permeate the space and reflect the rhythm of the individual movements. Using a wood shaper, the artist inscribes the contours in large-format wooden panels, finishing them with a black, highly glossy varnish.
During this process, structures and interruptions form, seemingly setting the surface in motion and emphasizing the dynamics of the lines. The ephemeral moment of play is extracted from its fleetingness and captured. In the process of transmediation, it materializes into lines of movement and acquires a physicality. Via the reflection of the varnish, the mirror image of the space appears on the panels.
Their surface texture changes and with every movement of the viewer the mirrored environment deforms anew. The panels visualize the violin playing and place it in relation to its surroundings. This results in an immediate interaction between space and time. The faded music is confronted with the present reflection and creates an anachronistic moment. Temporality calls itself into consciousness on the surface of the panels and can be experienced there.